Revue d'exposition « Peintres femmes 1780-1830. Naissance d’un combat »
Ce mardi 18 mai j'ai eu la chance de visiter en avant-première la nouvelle exposition du Musée du Luxembourg.
Intitulée "Peintres femmes 1780-1830. Naissance d'un combat", cette exposition présente près de 80 oeuvres de femmes peintres. Des plus célèbres ; Elisabeth Vigée-Lebrun, Marguerite Gérard ou Marie-Guillemine Benoist, à celles qui sont encore en attente de reconnaissance.
Pourtant si grâce à la popularisation de l'histoire des femmes ces dernières années on arrive enfin aujourd'hui à retenir quelques noms de femmes peintres célèbres (j'invoque la triade gagnante ; Artemisia Gentileschi, Vigée-Lebrun et Labille-Guiard), elles restent souvent inconnues du grand public. L'idée de l'exposition est justement de démarrer ce travail de reconnaissance dans les musées, sans montrer uniquement les plus célèbres des femmes peintres, mais bien de les présenter ensemble, sans hiérarchie dans la même exposition, en tant qu'actrices de la "naissance d'un combat" commun. Sous-titre de l'exposition qui peut être pris à double-sens, puisque, s'il donne l'objectif de cette exposition, il en est aussi le point de focale. "Naissance d'un combat" désigne aussi la période choisie pour cette exposition, à savoir la transition marquée par la dissolution de l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture et sa reconstruction post Révolutionnaire en Académie des Beaux-Arts (1816). Cette période est un point de charnière pour l'Histoire de l'art ; puisque de pratique réservée à l'élite, l'art devient populaire et citoyen. Les écoles d'art, les commandes et les sujets s'en trouveront fondamentalement changés. Dans cette histoire, c'est aussi le moment où les peintres qui se trouvaient être des femmes ont pris leur envol car les règles qui encadraient jusqu'alors leur pratique de la peinture ont sauté, ou en tous cas se sont allégées.
Les femmes ont alors accès à plus de classes mixtes qu'auparavant, les sujets autorisés s'élargissent (des genres de la peinture de fleurs, de nature morte et de portraits, elles ont soudain accès au genre majeur de la peinture d'histoire jusqu'alors refusé). Les commandes affluent et elles sont nombreuses à exposer au Salon parmi les peintres (NDLR, le Salon est le rendez-vous annuel où les artistes aspirants présentent leurs oeuvres et se font connaître grâce à la critique). La presse relaie leur noms et remplit les carnets de commandes donnant crédit aux femmes qui exercent la profession de peintre.
Élisabeth Louise Vigée Le Brun, Portrait de Marie Antoinette en robe de mousseline dite ‘à la créole’, ‘en chemise’ ou ‘en gaulle’. © Hessische Hausstiftung, Kronberg im Taunus
/ Jacques-Augustin-Catherine Pajou (1766-1828), Mesdemoiselles Duval, 1er quart du 19è siècle, Musée du Louvre ©Rmn
/ Élisabeth Louise Vigée Le Brun, Élisabeth Philippine, Marie-Hélène de France, dite "Madame Elisabeth" (1764-1794) Soeur du roi Louis XVI, 1782, huile sur toile, Musée du Louvre
Avant de commencer mon commentaire, je ressens le besoin de préciser comme l'a très justement fait l'exposition en préambule, que pour parler de cette exposition il est malheureusement encore obligatoire d'isoler les peintres par genre pour en parler, et qu'il faudra donc utiliser le terme femme peintre, plutôt que peintre, bien que ce dernier devrait idéalement être privilégié dans le cadre d'un travail de reconnaissance. Mais comme l'explique la commissaire d'exposition, Martine Lacas, sa vision n'était évidemment pas d'isoler une fois de plus ces femmes, mais l'exercice rend cet usage obligatoire. Elle souhaite au contraire montrer combien les femmes peintres étaient égales aux hommes de leur époque, et elle a d'ailleurs fait le choix judicieux de présenter également des tableaux d'hommes peintres quand cela se prêtait au parcours. Nous reviendrons plus tard sur ce point.
"Je pense que l’approche essentialiste, qui veut réduire les artistes femmes à leur genre, est toujours présente. C’est une vision étroite et contre-productive. Aujourd’hui encore, je trouve que les expositions sur les artistes femmes se limitent trop souvent à leurs œuvres majeures ou de qualité. Nous ne nous posons pas la question pour un artiste masculin. Le jour où nous pourrons montrer à la fois des œuvres médiocres et de qualité dans une approche purement historique nous parviendrons à sortir de ces rapports de genre. Dans le cadre de cette exposition, c’était aussi essentiel pour moi d’intégrer des œuvres d’hommes pour montrer à la fois leur soutien ou leur hostilité à la cause des femmes artistes de cette époque. Sortir de la querelle des sexes est le véritable enjeu !"
Si je rejoins le commissariat de l'exposition sur la plupart de ces objectifs, ce n'en est pas ce que j'ai retenu après ma visite de l'exposition. On se laisse porter par la scénographie superbe, sobre et bien calibrée qui permet d'organiser la chronologie de l'exposition commençant de la fin du 18ème siècle et se terminant vers 1830. Le mur gris-bleu prouve une fois encore être le choix le plus harmonieux pour faire ressortir n'importe quelle œuvre et je m'en lasserais difficilement. Le choix de oeuvres - parlons-en ! - est magnifique. Compte-tenu des restrictions sanitaires, la présence de cet ensemble d'oeuvres, lumineuses et d'une grande fraicheur par leur sélection est à saluer. Pour une collectionneuse incorrigible d'images d'ateliers, je me suis régalée et j'ai pu découvrir des tableaux que je n'avais jamais vus, que l'on n'aura sans doute pas l'occasion de revoir de sitôt quand ils viennent de collections privées, ou qu'on souhaiteraient pouvoir voir intégrer les collections permanentes quand ils viennent de collections publiques.
Mais dès les premières salles, malgré ces promesses, on se heurte aux panneaux de textes. Utilisant des tournures de phrases longues et inutilement complexes, le texte est un remâchage d'informations. Des données qui circulent déjà en masse depuis que la question des figures de femmes marquant l'histoire est devenu un sujet d'actualité. Pour celui qui découvre cette histoire, les phrases sont alambiquées, et pour ceux qui connaissent un peu le sujet, le contenu est frustrant.
L'exposition se veut garante de toutes les femmes peintres, qu'elles ne soient pas uniquement reconnues quand elles avaient du génie, mais pour le simple prodige d'avoir existé, et c'est aussi ce que je souhaite. Mais les citations choisies font l'apologie des plus célèbres, des plus lettrées, des mieux placées dans la société.

Les descriptions de plusieurs tableaux sont difficiles à comprendre pour ceux qui n'étudient pas l'histoire des femmes peintres, ce qui revient avec maladresse à une forme d'élitisme et d'inaccessibilité du sujet quand il se voulait égalitaire. En voulant montrer l'égalité des femmes peintres face à leurs confrères masculins, on retombe sur le problème du génie et on oublie les peintres moins célèbres.
Élisabeth-Louise Vigée Le Brun (1755-1842), Autoportrait de l'artiste peignant le portrait de l'impératrice Elizaveta Alexeevna, 1800 - Huile sur toile - 78,5 x 68 cm Saint-Pétersbourg, musée d'État de l'Ermitage
Ici on parle du mythe de Dibutade, le mythe de l'Antiquité qui expliquerait l'invention du dessin et qui est un thème de plus en plus populaire parmi les peintres depuis le 17ème siècle, le cartel part du principe que l'on connait parfaitement ce mythe.
Jean-Honoré Fragonard et Marguerite Gérard, L'élève intéressante, vers 1785-1787, Huile sur toile, Hauteur : 64,6 cm ; Largeur : 55,0 cm, Musée du Louvre
Le globe en bas à gauche reflète un atelier miniature où on peut voir la peintre Marguerite Gérard au travail avec une élève, ce qui la place en maître de la peinture, digne d'enseigner et de transmettre son art, après qu'il lui ait été transmis par Fragonard, qui se tient juste à côté. Elle s'inscrit ainsi dans cette histoire de maître à élève. Le cartel ne parle que d'une boule qui reflète prodigieusement l'atelier, sans expliquer ce à quoi elle renvoie.
Egalité homme-femme ?
En voulant insister sur le combat contemporain de l'égalité homme-femme, l'exposition ne montre pas les moyens et subterfuges dont ont usé les femmes peintres pour être reconnues. Il est vrai que les femmes n'étaient pas autant exclues qu'on aime le répéter aujourd'hui des cercles de peintures. A vrai dire, si elles étaient raillées quand elles entraient dans les classes du Louvre, ou qu'elles étaient placées en fond de salle, c'est vrai qu'elles y avaient bien accès.
On aurait aimé, sans vouloir les remettre à leur place, une remise en contexte historique de la place de la femme dans la société. Astuces de composition, courriers multiples échangés, traits d'esprits, reprise de commerce après veuvage...autant de solutions qui ont permis de contourner les règlements. Le commissariat d'exposition insiste sur ce point, les femmes peintres n'étaient pas aussi isolées qu'on aime le dire. Mais parler uniquement de leurs succès manque d'ambition, surtout quand on choisit une période charnière comme celle de la transition de l'Académie royale vers l'Ecole des Beaux-Arts, et quand on sait comment les femmes peintres on pu alors se glisser dans une frontière brouillée. Parler de leurs difficultés pour la traverser n'aurait fait que renforcer leurs exploits et la reconnaissance certaine par leurs contemporains !
A part quelques citations minuscules sur les cartels, et le portrait de leur contemporains masculins - ami ou ennemi - les preuves d'un quelconque combat semblent absentes. Il existe pourtant de nombreux manifestes et courriers qui témoignent de ces querelles et soutiens qui animaient les cercles de peinture et les salons de correspondances ! Mais ces preuves sont absentes ; on peut légitimement se demander si finalement elles ont jamais existé, et cela remet en cause toute l'exposition.
"J’ai souhaité qu’elle soit contemporaine et non l’objet d’une reconstruction historique. Je ne veux pas que les femmes soient une curiosité !"
Une exposition parlant de combat social et qui ignore sciemment le contexte historique me semble être une erreur. Comment susciter le respect chez le spectateur quand on insiste pour flouter les difficultés rencontrées ?
Ne pas ramener une personne à son genre au 21ème siècle, oui, mais ignorer la condition sociale des femmes au 18ème et 19ème siècles, c'est empêcher la compréhension du sujet de l'exposition. Quand l'exposition souhaite montrer qu'on ne fait pas la différence entre un tableau peint par un homme ou une femme, il faut indiquer dans quel registre ; il n'y a en effet rien dans la technique qui permette de faire la différence. Mais les femmes du 18ème et 19ème siècles restent le produit de leur temps, avec leur éducation, leur rôle social, des accessoires et des modes créées tout spécialement pour elles, d'autant plus caractéristiques de ces siècles où les genres sont tout particulièrement renforcés ! Le choix de composition et de représentation des tableaux laisse transparaître tout ceci avec des postures, des gestes, des éléments de décors que seules les femmes connaissent bien. On trouve dans les tableaux peints par des femmes un naturel et une spontanéité que se permettent moins les hommes. Un humour et une espièglerie dont elles abusent et qu'on leur "pardonne" et c'est grâce à cette différence et ce culot qu'elles vont se distinguer.

Marie-Nicole Vestier, épouse Dumont (1767-1846), L'Auteur a ses occupations (1793), huile sur toile, Musée de la Révolution française, domaine de Vizille (Isère)
Car les femmes peintres sont issues de milieux avant-gardistes, ouverts à cette émancipation des femmes. A force de les vouloir libres et indépendantes comme si elles étaient nées au 21ème siècle, l'exposition répugne à admettre que les femmes peintres, avant même de pouvoir faire reconnaître leur talent, existaient car elles avaient un père, un frère ou un époux qui leur donnait sans remord leur première boite de peinture, dans l'espoir qu'elle excelle dans cet art, prêt à leur ouvrir les portes et les défendre bec et ongles pour qu'elles y parviennent. Que l'on soit courroucé d'entendre qu'une femme actuelle a réussi grâce à un homme de son entourage ne permet pas d'effacer l'histoire. Quand on a pour objectif de la réhabiliter, il faut le faire avec transparence. Si l'on est frileux, il faut le faire avec des mises en garde, préciser qu'il s'agit d'un temps révolu. Reconnaître l'aide donnée ne revient pas à dire qu'elles étaient incapables ou qu'elles manquaient de talent, surtout quand la personne aidée est une personne "précaire" pour employer un mot actuel hors contexte. A mes yeux, omettre cette aide revient au contraire à faire douter de leur talent, comme s'il fallait cacher que leur talent n'avait pas suffit.

Angélique Mongez, née Marie-Joséphine-Angélique Levol (1775-1855), Thésée et Pirithous délivrent deux femmes des mains de leurs ravisseurs, 1806, craies noire, blanche, bleue, et ocre sur papier, Minneapolis, Etats-Unis
A vouloir ne pas les présenter "comme des curiosités" pour reprendre l'expression du commissariat d'exposition, on oublie que les femmes peintres vivaient avec leur différence sociale et qu'elles ont su en faire une force en empruntant d'autres chemins. L'exposition souhaite faire dire que les femmes ont fait de la peinture d'histoire (le genre majeur) au même titre que les hommes, sans préciser qu'elles ont pour cela habillés les hommes de la mythologie, ou qu'elles les ont peint nus sous la forme de statues afin de ne pas être accusées d'immoralité. Il faut expliquer tout ceci au contraire, et comment elles ont utilisé à leur avantage leur meilleure connaissance de l'anatomie féminine ce qui les a mis sur un pied d'égalité avec les hommes peintres dans ce genre, mais pas pour les mêmes détails.

C'est vrai, les femmes peintres ont reçu des commandes, très nombreuses et la plupart vivaient de leur art. Mais elles restent "amusantes". Pas dans le sens de risible, mais car elles sont différentes, elles marquent un changement auquel on n'est pas encore habitué. Même si elles sont finalement très nombreuses à exercer la peinture au début du 19ème siècle, elles sont encore une nouveauté et leur activité relèvent de la performance. Il suffit pour cela de voir le tableau de Marie-Gabrielle Capet représentant l'Atelier de Madame Labille-Guiard, qui avait toujours du monde dans son salon, venu spécifiquement pour l'admirer à son ouvrage.
Marie-Gabrielle Capet, L'Atelier de Madame Labille-Guiard-Vincent vers 1800 (tableau de 1808), 69 cm x 83.5 cm, Neue Pinakothek.
En bref, l'exposition est somptueuse par le choix de ses oeuvres et par leur présentation. Mais dans un souci de cocher les cases actuelles de la bienséance et du politiquement correct, elle manque d'audace et réécrit l'histoire au goût du jour. Un paradoxe quand on choisit en sous-titre de l'exposition le mot "combat" !
Dans la boutique de l'exposition, les seuls objets en dehors des livres sont des bijoux, un tablier, des jeux pour enfants et des chaussettes fleuries.

*Une petite erreur notée sur un cartel, ce dernier parle d'une boîte d'aquarelle mais c'est une boîte de peinture à l'huile en métal spécifiquement conçue pour protéger les vessies à couleurs (ancêtres des tubes) et les pinceaux à peinture à l'huile en les gardant frais pour limiter leur dessication (NDLR, durcissement de l'huile). Elle est reconnaissable à son pincelier : la cuvette placée au centre avec deux fils métalliques pour extraire l'huile des pinceaux. (M. P.-L. Bouvier, Manuel des jeunes artistes et amateurs en peinture, 1827)

*Une autre erreur sur le cartel de ce tableau, le nom de Catherine-Caroline Cogniet Thévenin a été écorché en Marie-Caroline...cela paraît sans doute anecdotique, mais je trouve dommage de ne pas avoir prêté une attention d'autant plus accrue aux noms quand l'objectif de l'exposition est de les réhabiliter.
Martine Lacas est Docteur en histoire et théorie de l’art, écrivaine, enseignante. Elle est titulaire d’une maîtrise d’études cinématographiques et s’intéresse particulièrement à l’image et à la question de sa représentation. En 2015, elle écrit un livre sur les femmes peintres de la Renaissance au XIXème siècle. C’est dans ce contexte qu'elle a été contactée pour s’occuper du commissariat de cette exposition.
* Cette biographie et les citations de l'article sont tirées de cette interview et d'interviews entendues le jour du vernissage https://femmes-dart.com/2020/12/03/8-questions-a-martine-lacas-commissaire-de-lexposition-peintres-femmes-1780-1830/
Biblio non exhaustive pour débuter
᛫ Louise-Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842), Souvenirs de Mme Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Paris Librairie Fournier 1835. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k208330j/f8.image
᛫ Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici, Femmes artistes, artistes femmes : Paris, de 1880 à nos jours. Azan éditions 2007.
᛫ Anne Lafont, Mechthild Fend, Plumes et Pinceaux. Discours de femmes sur l’art en Europe (1750-1850), INHA éditions 2012.
᛫ Linda Nochlin (essai en anglais) https://www.artnews.com/art-news/retrospective/why-have-there-been-no-great-women-artists-4201/
᛫ Séverine Sofio, Artistes femmes. La parenthèse enchantée, XVIIIème-XIXème siècle, CNRS éditions 2016.
Liens utiles
᛫ AWARE https://awarewomenartists.com/
᛫ Les femmes artistes sortent de leur réserve sur le site du Ministère de la Culture
᛫ "Women Artists: 1550-1950" DATES October 1, 1977 through November 27, 1977, Brooklyn Museum Archives. Records of the Department of Public Information. Press releases, 1971 - 1988. 1977, 016-19. https://www.brooklynmuseum.org/opencollection/exhibitions/950
᛫ "We Don’t Need More Temporary Exhibitions of All Women Artists, This curatorial approach is self-defeating in furthering a feminist art historical discourse.", Article de Sofia Cotrona pour Hyperallergic, https://hyperallergic.com/652334/we-dont-need-more-temporary-exhibitions-of-all-women-artists/