Ni Riz, Ni Papier : Comprendre & Conserver les peintures sur moelle
Sommaire
Introduction
Les Albums de la Bibliothèque de Versailles
Caractéristiques & Dégradations
Manipulation & Conservation
Traitements
Diagnostic & Pronostic
Restauration & Conservation
Remontage
AVANT-PROPOS
Les peintures sur moelle restent aujourd'hui méconnues et les publications sur le sujet sont rares, tant sur leur histoire que sur leur fabrication. Plus rares encore sont les rapports de restauration et les études sur leur conservation, pour l'essentiel écrits en anglais.
Pour l'instant, leur traitement est essentiellement basé sur des connaissances empiriques acquises avec des expérimentations. La conservation-restauration (C-R) des peintures sur moelle n'a pas fait l'objet de nombreuses publications scientifiques. Cet article a été rédigé afin de partager mon expérience liée au traitement de ces oeuvres ainsi que les observations que j'ai pu en tirer. J'espère pouvoir ainsi apporter quelques conseils à des consœurs et peut-être encourager des étudiants en science de la C-R qui souhaiteraient approfondir les connaissances sur ce matériau encore mal connu de la profession.

Coll I9, Bibliothèque de Versailles, planche n°1, peinture à l'eau sur papier de moelle, scènes d'intérieur, activités féminines (vers 1818-1860), format portrait, couvrure en soie (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
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PAPIER ? RIZ ? MOELLE ? QUEL TERME UTILISER
Le terme "papier de riz", couramment utilisé pour désigner le support de ces peintures chinoises datant du 19ème siècle qui sont très reconnaissables à leurs couleurs vives et cadres de rubans bleus, est une erreur de langage.
Le terme a commencé à être employé du fait de la provenance chinoise de ces peintures, bien que ce support n'ait rien à voir avec le riz. Il existe bien, en Chine, un papier fait à partir de riz, qui est utilisé pour la calligraphie, mais qui n'a été que très rarement utilisé comme support de ce type de peintures. De plus, il est visuellement très différent, avec un aspect brillant et satiné, puisqu'il est calandré avec des pierres roulées (comme l'agate), tandis que ce support est mat et velouté.
Ce type de peintures à l'eau est réalisé sur un support qu'on devrait appeler papier de moelle, faute de meilleur terme, puisque sa structure est également sans rapport avec la fabrication du papier, mais il s'agit bien d'une "moelle" végétale.
Pourquoi insister sur l'importance des termes à employer ? S'il est important d'arrêter tout à fait l'usage du terme papier de riz, c'est, d'une part, car le terme sert déjà à désigner un véritable papier fait à partir de riz, mais surtout car le terme est hérité d'un goût passéiste pour l'Orient à replacer dans son contexte historique car il n'a plus de sens pour notre monde moderne.
D'autre part, car l'appellation papier de riz minimise les caractéristiques et les besoins très spécifiques du papier de moelle en créant une confusion avec le papier de riz, lequel est commun en comparaison. Le papier de moelle fait partie des matériaux les plus complexes à conserver et à restaurer. Cette erreur lexicale contribue à perpétuer de mauvaises pratiques de manipulation, notamment dans les salles des ventes, où les albums sont exposés sur des tables à la libre consultation d'un public ignorant de la fragilité extrême de ces pièces, comme bien souvent les gestionnaires de salle des ventes le sont eux-mêmes. Ce commentaire n'est pas péjoratif puisqu'il existe peu de communications (aucune en français ?) autour de ces objets. Cependant, ces pratiques doivent être combattues dans l'espoir de les faire disparaître à terme. Par extension, cette remarque concerne tout type d'objet patrimonial, dont les contacts répétés accélèrent la dégradation.
Nous vous invitons donc à utiliser le terme peintures sur moelle dans le langage courant sans faire référence au papier de riz, à moins que cela ne soit dans le cadre d'une explication comparative comme c'est le cas dans cet article.
Cet article résumera les principaux concepts à retenir pour comprendre comment manipuler et préserver au mieux les peintures sur moelle à travers la C-R de deux albums chinois conservés à la Bibliothèque de Versailles.
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LES ALBUMS DE LA BIBLIOTHÈQUE DE VERSAILLES
Légués à la bibliothèque au début du siècle dernier, ces deux albums chinois de provenance inconnue, étaient conservés à la verticale, comme des livres occidentaux, à côté d'autres albums illustrés, sans signalétique mettant en avant leur spécificité.
(à gauche) F976, Bibliothèque de Versailles, Album de 16 peintures à l'eau sur papier de moelle, scènes d'apparat, bateaux (vers 1818-1860), format paysage, couvrure manquante, portfolio entoilé tardif (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
(à droite) Coll I9, Bibliothèque de Versailles, Album de 12 peintures à l'eau sur papier de moelle, scènes d'intérieur, activités féminines (vers 1818-1860), format portrait, couvrure en soie (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
Ces volumes s'avéraient assez anachroniques dans la collection à laquelle ils avaient été assignés il y a plusieurs décennies. Mais si ce classement inadapté peut surprendre aujourd'hui, il est à remettre dans son contexte. Il ne fait que corroborer ce que nous avons commencé à développer en avant-propos. La méconnaissance de ce type d'ouvrage par le public occidental, et ce depuis leur arrivée en France (nous reviendrons sur le contexte de leur création plus tard), les a souvent noyé dans les collections, en les assimilant à des images imprimées (et pas à des peintures originales et uniques).
D'ailleurs, l'album F976, donc la couvrure originale manque, a été glissé dans un portfolio sur mesure, au dos duquel est frappé la pièce de titre suivante : "ESTAMPES CHINOISES", comme s'il s'agissait d'impressions. On peut rapprocher cette confusion avec les estampes japonaises obtenues par estampage de plaques de bois gravées et encrée (l'image est obtenue sur le papier comme avec un tampon). Les estampes japonaises sont mieux connues des occidentaux qui pratiquent aussi la gravure sur bois, et on peut comprendre qu'avec leurs couleurs vives un occidental ignorant des arts asiatiques les ai confondu avec les peintures sur moelle. La Bibliothèque de Versailles possède d'ailleurs deux albums issus des maîtres japonais Hiroshige et Yoshitoshi qui étaient également conservés avec les albums chinois comme des albums illustrés ordinaires ; ce qui fait évidemment sourire sur l'organisation d'une bibliothèque au début du 20ème siècle quand on connait aujourd'hui la rareté de tels exemplaires (voir les photos de leur restauration ici).

Portfolio cartonné et entoilé tardif de F976, Bibliothèque de Versailles (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
Depuis leur arrivée à la Bibliothèque quelque part au début du 20ème siècle, ils n'ont donc pas fait l'objet d'attentions particulières on l'aura compris. La conservation était la même que pour les livres de fonds courants (NDLR : accessibles au public) alors que leur matériau particulier en fait des pièces particulièrement fragiles. Les albums ont fini par être oubliés, à tel point qu'ils étaient inexistants dans la base de données. Cela a finalement tourné en leur faveur, car ils n'ont pas été demandé en consultation, mais cela peut aussi expliquer pourquoi ils n'ont pas été redécouvert avant ces dernières années. Que le lecteur ne s'offusque point, oublier des ouvrages est une problématique classique des bibliothèques historiques dont les fonds immenses n'ont pas été classés de façon systématique. C'est pourquoi il existe depuis quelques années des méthodes qui évitent ces pertes, comme le récolement (NDLR : inventaire complet), mais il faut souvent reconstruire des bases de données approximatives en partant de zéro ce qui prend des années. A cela s'ajoute l'inventaire en ligne qui est un outil puissant et salvateur pour les bibliothèques, mais qui n'est apparu qu'avec l'accessibilité des ordinateurs dans les bibliothèques. Cela ne fait finalement que très peu de temps que les bibliothèques historiques peuvent enfin procéder à des inventaires complets.
C'est lors du récolement mené par la Bibliothèque de Versailles ces dernières années, c'est-à-dire une vérification complète de ses collections (livres, estampes, et objets) que ces albums ont été redécouverts et signalés comme à traiter sans délais. C'est dans ce contexte que j'ai eu la chance d'être contactée par la Bibliothèque pour une prise en charge urgente. Je les remercie par ailleurs d'avoir approuvé cet article après m'avoir donné la chance de les étudier de près.
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CARACTÉRISTIQUES ET DÉGRADATIONS
Compilant des peintures à l'eau (l'équivalent de notre gouache européenne) sur papier de moelle, ces deux albums étaient extrêmement endommagés, comme la plupart des albums de ce type pour les raisons exposées précédemment. Les dégradations caractéristiques de ce type d'objets sont très complexes et font intervenir plusieurs facteurs. Les altérations proviennent d'une part de la nature et de la composition si particulière de la moelle, sur laquelle nous reviendrons plus bas, mais aussi des techniques de conservations occidentales appliquées à un objet oriental.
1. Conservation occidentale
Le patrimoine écrit révèle une synthèse de différences culturelles : en Asie, les livres sont conservés à plat, en Occident, à la verticale. Cette première différence, inconnue ou ignorée par les occidentaux, cause l'affaissement de toute la structure des livres chinois, qui n'ont pas été pensés pour être positionnés à la verticale. Sans s'attarder sur cet exemple précis, cela illustre bien la nécessité pour qui collectionne, conserve ou restaure des objets issus d'une culture différente de comprendre et d'assimiler la façon dont ces objets ont été pensés. L'incompréhension peut mettre en péril la survie d'un objet. On peut citer comme exemple un Bouddha de bronze conservé sur la côte Ouest des Etats-Unis qui, ayant changé de région, pose de très grands problèmes de conservation. Comme la conservatrice-restauratrice me l'expliquait, il a été créé dans des conditions atmosphériques extrêmement sèches au Népal, et il a commencé à suinter dès son arrivée aux États-Unis à tel point que le contrôle ambiant du musée ne suffit pas à le stabiliser.
2. Structure de la moelle
Les dégradations liées à la structure et les différences entre papier et papier de moelle sont détaillés dans cette vidéo (sous-titres FR et EN) que nous avons réalisé.
Pour résumer, le papier de moelle est une fine lamelle découpée en travers du cœur de l'aralie à papier (Tetrapanax Papyrifer), un arbuste endémique de Chine et de Taiwan. Pour obtenir la feuille, imaginez qu'un tronçon de "cœur de palmier" soit découpé en spirale, comme si on voulait dérouler un manuscrit ancien dans ce cylindre de couleur blanche.

Contrairement au papier, qui revient à battre et mâcher une tige, puis à étaler les fibres coupées sur une surface pour obtenir une feuille grâce à l'enchevêtrement des fibres ; le support de moelle tire avantage de la structure du tronc sans le modifier.
Au niveau microscopique, cette feuille est constituée d'une multitude de petits tubes, comme une éponge, qui correspondent aux canaux d'irrigation de l'arbuste. Comme dans nos organes vitaux, ces canaux sont hydratés en continu et véhiculent les nutriments. Quand la plante est coupée, ces canaux s'assèchent en l'état, ce qui permet de peindre sur les hauteurs des cavités.

Article original : Conservation of 15 Chinese Pith Paintings | Royal Museums Greenwich Blog (rmg.co.uk) (Photo ©National Maritime Museum, Greenwich, London, Tous droits réservés, Utilisation autorisée)
3. L'humidité
AVANTAGES
Quand le pinceau dépose la peinture à l'eau sur cette surface, le liquide se répartit dans les alvéoles et provoque un léger "gonflement" de cette structure aérienne. En réalité, ce sont les bords des cavités qui se détendent et s'agrandissent. Cela donne de magnifiques résultats de texture, souvent comparés à un effet de trois-dimensions qui confèrent un aspect vivant au sujet peint. L'autre caractéristique qui suscite l'admiration dans ces peintures, c'est l'éclat des couleurs. Au-delà de la qualité des pigments, cet effet est accentué par les caractéristique physiques de cette structure, par deux phénomènes. Soit ;
la peinture est très diluée et tapisse l'intérieur des alvéoles sans les remplir : alors la lumière continue de traverser l'alvéole et accentue l'éclat des couleurs par transparence et par effet de diffusion,
la peinture est épaisse et elle remplit complètement les alvéoles, ce qui a pour effet de créer des zones de couleur pure, saturées et intenses car riches en quantité de pigments.

(Photo ©National Maritime Museum, Greenwich, London, Tous droits réservés, Utilisation autorisée)
INCONVÉNIENTS
C'est cette capacité à retenir la couleur qui a séduit les peintres et encouragé l'utilisation de ce support bien qu'il soit extrêmement fragile. Sa qualité intrinsèque est donc également sa cause principale de dégradation. Les papiers de moelle, passées quelques années, ne supportent plus l'apport d'eau. S'ils sont mal préservés, ils peuvent se déformer drastiquement en réaction à l'humidité ambiante. Un traitement de conservation-restauration ne peut inverser cette problématique, puisqu'une fois déformée, une alvéole se rétracte aléatoirement et peut changer de direction. La mise à plat a pour effet d'écraser les alvéoles et de perdre l'aspect velouté qui fait toute la spécificité du papier de moelle, tout en causant des déchirures, puisqu'il n'y a pas de fibres à étirer dans l'écrasement.

APPORT D'EAU DANS LE CADRE DE RESTAURATION
Parmi les dégradations les plus courantes, on trouve les restaurations amateures. Pratiquées par des personnes mal renseignées, non habilitées et appliquant des "recettes" de restauration "basiques" (s'il en est). Ces pratiques impliquent presque toujours de l'eau et des mises à plat violentes, une méthode déjà peu recommandée même sur des papiers ordinaires et qui ne pardonne pas sur l'un des matériaux les plus difficiles à restaurer, toute spécialités confondues. (Photo ©National Maritime Museum, Greenwich, London, Tous droits réservés, Utilisation autorisée)
Ici il est vraiment important de rappeler qu'une pratique amateure de la restauration, si elle donne des résultats visuellement "satisfaisants" est toujours destructrice. La restauration amateure est trop souvent motivée par une quête de l'avant-après sensationnel ce qui conduit presque toujours à des interventions brutales et non maitrisées. Si on peut les masquer ou ne pas les voir sur un papier "solide", le papier de moelle est une bonne façon de voir en accéléré ce qui se passe véritablement dans la structure de n'importe quel papier mal - traité.
4. Montage inadapté lié au contexte de création et de leur histoire
UN SOUVENIR BON MARCHÉ
S'il doit bien exister des exceptions, les peintures sur papier de moelle isolées ou encadrées, ont dans la très grande majorité des cas été découpées dans des albums. Si on peut l'affirmer sans trop s'avancer, c'est car ces objets ont été créés dans un contexte bien spécifique.
En effet, les peintures sur papier de moelle apparaissent au 19ème siècle, principalement dans la région du delta de la rivière des Perles (région de Canton). Epicentre du commerce de la porcelaine, de la soie, et autres marchandises orientales à destination du reste du monde, ce port est très fréquenté grâce au gain que représente l'export vers l'Europe. Rappelons qu'à cette période marquant la fin du grand commerce de la Route de la Soie, la France est en plein développement des grands magasins et des expositions universelles.
Flairant l'opportunité, de nombreux artisans rivalisent d'ingéniosité pour fabriquer et vendre des objets en série, le plus rapidement et au coût le plus faible. D'autant que les commerçants et les voyageurs sont souvent pressés - car de passage - mais bien en quête d'un souvenir à rapporter en Europe pour marquer leur escale en Chine et fasciner leur famille et leurs amis.

F976, Bibliothèque de Versailles, planche n°12, peinture à l'eau sur papier de moelle représentant des jonques (vers 1818-1860), format paysage, couvrure manquante, portfolio entoilé tardif (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)

Des échoppes de peintres voient le jour dans les ports, et proposent aux visiteurs de composer leur album à partir de sujets simples, recopiés à la chaîne. Les images, le plus souvent des vues du port, des scènes d'apparat ou de la vie quotidienne et même fréquemment des scènes de supplice chinois, sont réalisées d'après les goûts des occidentaux. Les sujets ne sont pas particulièrement représentatif du goût des chinois de cette époque. C'est une synthèse caricaturale de la Chine, afin de séduire et contenter ces "touristes" des temps anciens, selon leurs propre perception de la Chine, à l'image aujourd'hui des Tour Effeil peintes à la chaîne sur les buttes de Montmartre et qu'on trouvera plus rarement au dessus du canapé d'un intérieur parisien.
Dans un album avec une couverture en soie tissée, les peintures sont montées à la minute avec 4 points de colles aux angles. Des rubans bleus montés de la même façon ajoutent une touche précieuse à moindre coût et une impression de "fini soigné". Le voyageur repart satisfait, glissant l'album dans sa valise, peut-être même à la verticale : l'album n'a jamais été pensé pour durer. Dès lors qu'il quitte l'atelier oriental, l'album devient occidental.
L'atelier de Lamqua, le Peintre des Beaux Visages,
gravure d'après Auguste Borget (1845)

Si les souvenirs de voyages existent depuis que les hommes ont commencé à naviguer en mer ; ces souvenirs réalisés à la chaîne spécifiquement pour les voyageurs, sont précurseurs des peintres de rue et de nos boutiques de souvenirs vendant des babioles et porte-clés en plastiques.
A nos yeux, ces albums représentent de formidables témoignages historiques, et la qualité des couleurs et des images leur apporte une valeur certaine. Aujourd'hui, la rareté des albums complets, liées à leur usage courant et leur caractère éphémère ne fait que renforcer la qualité artistique et historique de ces albums. Mais lorsqu'ils ont été créés, c'était probablement le dernier facteur considéré.
La preuve à mes yeux étant qu'à la même époque, ces papiers de moelle n'étaient pas utilisés par les Chinois pour leurs oeuvres d'art, mais pour faire des décorations de fleurs découpées, et plus tard des faire-part. Ce "papier" est facile à produire, rapide à mettre en œuvre (contrairement au papier qui nécessite plusieurs temps de séchage), peu coûteux, et comble de chance, visuellement et techniquement très intéressant. Pour reprendre la formule d'une consoeur : "du clinquant" à moindre coût. F976, Bibliothèque de Versailles, planche n°7 (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
Ici je préciserais pour qu'on ne me prête pas de mauvaises pensées, que si les Chinois ne recherchaient pas la qualité, le voyageur n'était sans doute pas de reste. Comme nos babioles "attrape-touriste" aujourd'hui, c'est le côté sensation, évocateur et immédiat qui est recherché. Le touriste se laisse volontiers tromper. Une fois feuilleté par les mains curieuses de la famille et des amis, on peut imaginer que l'album déjà endommagé devait être délaissé, coincé dans le velours d'une méridienne, comme en atteste le peu de cas qu'en ont fait les bibliothèques.

Le papier de moelle contribue à rendre les effets irisés des plumages. F976, Bibliothèque de Versailles, planche n°10 (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
TENSIONS ET DÉCHIRURES
Mais revenons aux dégradations de ces albums. Comme je le disais en début d'article, il est absolument nécessaire de connaître le contexte de création d'un objet et tenter de comprendre l'état d'esprit du créateur, d'autant plus quand il s'agit d'une culture différente.
Avec ce bref historique, on comprend mieux pourquoi ces albums sont aussi dégradés. D'une part car ils sont incompris par l'occidental qui ne sait pas les manipuler, d'autre part, car l'oriental ne les a pas destiné à durer. Le montage en album est problématique pour les raisons suivantes :
On l'a vu en détaillant la structure du papier de moelle, il s'agit d'un support composé de multiples petites alvéoles attachées les unes aux autres. Quand la plante est encore irriguée, ces alvéoles sont solidaires. Mais avec le temps, rien ne lie ces alvéoles, il n'y a ni colle, ni fibres. La simple pression du doigt ou d'une page sur l'autre peut suffire à détacher les alvéoles les unes des autres. Les feuilles craquent si elles sont courbées. Le contact avec de l'eau a pour effet de les faire gonfler, puis "d'éclater" se qui se traduit par une déchirure. L'eau peut aussi les rétracter et créer un effet satiné et brillant qui interrompt l'aspect velouté de l'ensemble et qui est visuellement dérangeant.

Sur cette planche, les dégradations sont particulièrement impressionnantes. Après s'être brisé aux angles, le papier de moelle s'est tellement rétracté avec l'humidité (ambiante uniquement !) qu'il est décalé de presque deux centimètres par rapport au ruban. On voit bien également la grande déchirure de part en part, tous les fragments perdus, et les marques laissées par la pression de doigts ou d'autres sources d'appui. Les premières planches sont souvent les plus endommagées dans les albums car elles sont les moins protégées. I9, Bibliothèque de Versailles, planche n°1 (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
Le montage par points de colle et sous ruban est également problématique. Cet effet de rupture et de déchirure est accentué par le montage par collage aux angles et sous rubans. Comme le papier de moelle est très réactif, il va se détendre et se rétracter face à l'humidité ambiante, mais également être en tension aux angles quand l'album est placé à la verticale. Les déchirures les plus fréquentes se situent donc dans les zones les plus sollicitées. Soit :
aux angles, qui craquent et restent piégés sous le ruban, tandis que le reste de la feuille devient "volant", ce qui risque des accrocs avec les autre pages, et de là découle la perte de fragments,
au centre, la déchirure traverse alors de haut en bas, là où se concentrent le plus de tensions (comme lorsqu'on tire les angles d'une feuille, les forces se rejoignent et se concentrent au centre de la feuille).
Dégradations-type de ruptures aux angles piégés sous les rubans, et dégradations sur les bords du papier de moelle qui se déplacent alors, et sont entaillés par les rubans. F976, Bibliothèque de Versailles (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
Vous l'aurez compris, ces objets sont très capricieux. Nous n'avons donc pas détaillé tous les types d'altérations, car elles sont trop diverses, mais plutôt celles qui sont systématiques, et qui permettent de comprendre comment conserver et manipuler ces objets. Voici ce qu'il faut retenir :
᛫ Les peintures sur moelle doivent rester à l'horizontale, pour éviter l'affaissement des feuilles et les tensions qui causent des déchirures.
᛫ Il ne faut pas les exposer à la lumière pour éviter l'affadissement des couleurs (valable pour toute œuvre d'art, principalement textile et papier)
Ces deux premiers points doivent absolument dissuader l'encadrement. C'est un non sens pour ce type d'objet.
᛫ Pour les peintures sur moelle isolées : Ne pas manipuler directement car la simple pression du doigt peut le creuser ou causer une déchirure. Pour le manipuler : faire glisser une feuille avec un rebord plié sous la feuille de moelle de sorte que le bord plié se trouve en bas de la feuille de moelle, puis en faisant glisser un carton sous l'ensemble que vous pouvez manipuler à deux mains. UNIQUEMENT SI NECESSAIRE : pour le retourner, placer une feuille et carton également sur la face, et retourner en maintenant les cartons entre les mains, sans serrer, en utilisant le bord plié de la feuille pour soutenir la feuille de moelle le temps de retourner l'ensemble. Ne pas laisser les cartons et feuilles utilisés en contact prolongé avec les oeuvres par risque de transfert d'acidité.
᛫ Pour les peintures sur moelle montées en album : Utiliser les pages de l'album pour consulter les peintures, ne pas manipuler directement les peintures. De préférence, se placer sur le côté de l'album, et maintenir les deux angles délicatement, sans tirer, sans pression, redresser et accompagner bien droit à la verticale, dépasser légèrement l'angle à 90°, puis lâcher la feuille doucement pour qu'elle se dépose en face. S'il y a trop de fragments, il est fortement déconseillé de manipuler l'album, car les fragments et les feuilles "volantes" vont s'accrocher et créer de nouveaux fragments.
᛫ Ne pas créer de pression : ne pas refermer plusieurs pages d'un coup (cela crée un effet de soufflet), ne pas serrer trop fermement avec les mains, ne pas poser un objet dessus.
Ce sont ces mêmes grands points qui m'ont servi de feuille de route pour les traitements de C-R. Pour rappel, un traitement de restauration ne commencent jamais avant d'avoir réalisé un constat d'état complet, accompagné de photos et d'échantillons tests, ceci dans le but d'évaluer la meilleure méthode d'approche et éviter l'écueil de la précipitation qui se traduit presque toujours par des situations risquées et difficilement rattrapables.
Après avoir observé et réfléchi longuement à la meilleure approche pour ces albums, j'ai été en mesure d'établir à partir du diagnostic plusieurs propositions de traitement.
Les C-R sont affiliés à des organismes nationaux et internationaux de protection du patrimoine. La profession est strictement contrôlée, et les professionnels répondent à des codes, équivalents à une forme de serment d'Hippocrate. Les codes de conservation-restauration principaux sont, en résumé :
rester au plus près de l'original / intervention minimale
stabilité et innocuité des matériaux
matériaux d'apport suppressibles (on parle de réversibilité mais c'est impossible dans les faits)
lisibilité (distinction des ajouts et des originaux)
Ces cas spécifiques requièrent :
de détacher les papiers de moelle un à un afin de les consolider et de replacer les fragments
un remontage qui permette de les positionner de la même façon sous les rubans bleus, mais sans les tensions des points de colle,
des supports rigides, ce qui n'est pas le cas des albums dont les pages sont trop souples
isoler les pages acides de l'album vis-à-vis du papier de moelle (je ne l'ai pas mentionné plus tôt, mais les pages des albums sont criblées de foxing (NDLR : points brun-oranges apparaissant notamment par oxydation et hydrolyse acide du papier))
En chassant-croisant ces données et avec l'expérience, on parvient à obtenir un champ de manœuvre et un protocole de traitement qui s'approche le plus possible d'un traitement idéal. En C-R, chaque traitement est au cas par cas, réalisé sur mesure, et c'est ce que j'ai souhaité vous montrer dans ce rapport de traitement de deux albums, en apparence très similaire, et pourtant nécessitant un soin personnalisé pour de multiples raisons qu'il serait fastidieux de détailler ici. Les deux albums, ne provenant pas du même peintre, ont été traités différemment pour maximiser les chances de leur bonne conservation future (si les albums provenaient du même ateliers, nous aurions sans doute choisi un traitement similaire pour les deux).
1. Il est nécessaire de démonter pour accéder au verso, et combler les lacunes, 2. Les pages de l'album se courbent trop facilement et ne constituent pas un bon support pour les papiers de moelle, 3. Traces de foxing favorisées par la colle sous les rubans. F976, Bibliothèque de Versailles (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
Nous ne détaillerons que les aspects dont les problématiques ont été exposées dans l'article. Cet article n'est pas un tutoriel. Nous espérons qu'à la lecture de cet article et d'autres articles de ce blog, vous comprenez que la conservation-restauration est une science complexe, toute en nuances, réalisées par des personnes formées en master durant plus de cinq ans et qui se spécialisent aux côtés des experts des musées et des bibliothèques nationales et internationales.
Il est dangereux et contre-productif d'essayer de restaurer soi-même avec des recettes trouvées sur internet ou des conseils données par des amateurs d'art. La restauration fait intervenir des phénomènes physiques et chimiques complexes. S'ils nous est souvent reprochés, en tant que restaurateurs, de ne pas vouloir dévoiler nos secrets d'ateliers par manque de générosité, nous vous demandons de comprendre que plus de la moitié des restaurations qui viennent à l'Operatorium, consistent à rattraper d'urgence, et souvent quand il est trop tard, des restaurations amateures ou des encadrements professionnels.
Si nous vous mettons en garde, c'est par conscience professionnelle et par conviction patrimoniale, car nous savons bien où mènent les conseils quand nous en donnons. Le patrimoine souffre encore trop souvent de restaurations ratées, qui, si elles font sourire, enclenche également des mécanismes graves de surenchères, généralement pour prouver que l'on peut mieux faire que le voisin.
Jouer avec le patrimoine met également en péril nos métiers qui manquent de visibilité et qui sont mal compris, en cassant le marché et en nous plaçant dans des impasses. Il devient difficile de justifier les durées de traitements, leur coût et leur qualité quand des concurrents déloyaux pratiquent la restauration en à-côté à des prix dérisoires et sans aucune mises en garde sur leurs pratiques approximatives. Nous nous retrouvons trop fréquemment à devoir nous justifier de ne pas vouloir pratiquer des blanchiments, faire du neuf, et tout ceci en quelques jours pour trois fois rien. Je vous remercie donc de profiter de cet article sans pour autant chercher à imiter ce qui est dit, sauf pour les conseils de conservation qui sont donnés pour cela.
Sans plus de délai, je présente ci-après les montages différents des deux albums. Ceci afin de bien montrer qu'il n'y a jamais une seule solution à un problème, et je l'espère que vous retiendrez qu'il n'existe pas uniquement deux méthodes par types d'interventions, mais une multitudes de procédés car chaque objet est unique. Ces méthodes que je choisis de partager ont été spécialement pensées pour ces deux cas spécifiques parmi de nombreuses autres options qui pourraient être plus adaptées à une autre situation. Les papiers de moelle sont donc déjà restaurés au moment de leur remontage.
Si vous êtes C-R et vous souhaitez obtenir des informations sur les traitements de consolidation des peintures sur moelle, n'hésitez pas à nous écrire dans la section contact.
Les dégradations se concentrent principalement sur les papiers de moelle et sont directement liées à leur structure et à un montage inadapté à leur fragilité. Ces altérations sont communes sur les oeuvres de ce type. L’album est fortement dégradé du fait de l’emploi de matériaux très délicats, sensibles à la fois à la lumière et aux variations hygrométriques.
Les conditions de préservation générale des couleurs étaient a priori favorables car elles étaient masquées de la lumière contrairement à des « sœurs » qui ont été démontées de ce type d’album et encadrées. La couche picturale est en bon état général de conservation, à l’exception de la peinture n°1 dont les pigments en surface se sont déposés sur la page qui la précédait. Malgré cela, le choix des supports (moelle/cahier souple) et leur montage (rubans/collage ponctuel) condamne leur stabilité par des tensions trop fortes sur les supports de moelle. Il est nécessaire de démonter le montage actuel afin d’accéder aux nombreux fragments de moelle et les réintégrer aux peintures originales. Le démontage permettra également de manipuler les peintures afin de les stabiliser dans l’état actuel et prévenir la formation de nouvelles déchirures et la perte de fragments, ceci en consolidant les zones fragilisées et en comblant les lacunes existantes.
Pour la question du remontage, la question diffère selon les albums. C'est ce point qui sera détaillé dans la suite de l'article, sur les peintures sur moelle déjà restaurées.
Idéalement, les manipulations devraient être très rares, car ces albums n'ont pas été conçus pour durer. Si l'exécution et la matière sont impressionnantes de dextérité, il faut se rendre compte qu'il ne s'agit pas d’œuvres d'art, mais l'équivalent-19ème de souvenirs vendus à Montmartre (toutes proportions gardées !). La durabilité n'est donc pas une considération première au moment de la création des albums.
De part leur fragilité, si nous ne sommes pas plus vigilants, ces objets vont passer de "production de masse" à rareté. C'est déjà le cas, puisque les peintures sur moelle en très bon état sont rares. Aujourd'hui, ils ont donc acquis un statut "d'objet d'art", alors qu'ils étaient "objets" du temps de leur création.
CONSIDÉRATIONS POUR LE REMONTAGE DE L'ALBUM F976 (sans couvrure)

Même stabilisées, si l’on ne change pas le montage actuel, les peintures sont exposées aux même risques de dégradation qu’elles ont déjà subi, et ce, à chaque manipulation. Il faut
donc envisager le changement du montage afin de permettre la manipulation sans risquer les déchirures, et prévoir un conditionnement qui évite l’écrasement. Pour cela, le cahier ne peut pas être réutilisé. Il présente de multiples altérations et il est inadapté par son grammage et sa souplesse à la bonne conservation des papiers de moelle qui ont besoin d’être manipulées sur un support rigide qui ne s’affaisse pas. Il sera restauré et conservé en défet avec la couvrure XXème. Cette dernière est en très bon état et témoigne des marques d’une collection et d’une volonté de rassembler plusieurs peintures ensemble. Elle fera uniquement l’objet de stabilisation et de conservation préventive et sera conservée en défet. Les pages de l'album, trop souples, se courbent d'elles-mêmes. Il est impossible de remonter les papiers de moelle sur ces pages d'album sans reproduire exactement les mêmes dégradations jusqu'à fragmentation totale des peintures. F976, Bibliothèque de Versailles (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
Le choix de démontage du cahier n’est pas pris à la légère puisqu’il va changer l'identité de l’objet. Cependant, restaurer les peintures et les replacer dans le cahier actuel serait un non-sens puisque les dégradations vont se répéter sans délai. Afin de justifier et arrondir les conséquences de cette décision, le montage actuel sera documenté et photographié. Le remontage sera fait dans le respect de l’aspect actuel des peintures et de leur montage sous rubans. Tout élément autre que la couvrure et l’album, raccords, anciennes réparations, etc. seront conservées en l’état et la restauration sera minimaliste.
L’intervention est guidée par la seule volonté de stabiliser les éléments existants et non par la volonté de changer l’historicité de l’objet. Le montage de rubans d’origine sera restitué visuellement, seulement il sera remonté de façon invisible de telle sorte qu’il n’aura pas d’incidence future sur les supports de papier et de soie qui seront maintenus sans tension. L’ensemble, couvrure, cahier, et nouveau montage des peintures sur papier de moelle avec réintégration des rubans, sera conservé dans une boîte.
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CONSIDÉRATIONS POUR LE REMONTAGE DE L'ALBUM I9 (avec couvrure)

L'objectif étant de garder le plus d'éléments originaux et d'intervenir le moins possible, dans le cas de l'album I9 qui a encore sa couvrure en soie, il serait incohérent de remplacer l'album. Quand bien même les peintures sur papiers de moelle se heurtent à de gros risques de dégradation en étant remontées de la même façon. Il faut donc trouver un entre deux d'un autre type.
Si pour F976 (sans couvrure), on perd de l'historicité pour gagner complètement en préservation, dans le cas de I9 (avec couvrure), nous avons jugé qu'il valait mieux perdre en qualité de préservation et maintenir au plus près l'historicité.
I9, Bibliothèque de Versailles (Photo
©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
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Une fois les papiers de moelles consolidés, il faut reconstituer l'album au plus près de son aspect d'origine, mais sans reproduire les causes de sa dégradation. Il s'agit d'une affaire de compromis, car il ne faut pas trop s'écarter de l'apparence de l'objet d'origine, sans laquelle, les peintures perdent toute valeur. Mais il ne faut pas tout à fait les remonter à l'identique, auquel cas la restauration aura été une perte de temps.
REMONTAGE DE L'ALBUM F972 (sans couvrure)
Nous avons choisi de créer un album avec des planches rigides afin de supporter les papiers de moelle quand les pages seront tournées. Cet album inclue également des rehausses, c'est-à-dire une surélévation pour que les papiers de moelle ne soient pas écrasés par le poids de l'album.
Les dimensions de l'album et le positionnement des papiers de moelle et des rubans est le même que dans l'album d'origine, seulement, le montage est intégralement réversible, sans aucune dégradation ou modification des structures. Il s'agit d'une reliure et d'un montage SANS COLLE.
Chaque peinture sur papier de moelle est montée avec un support individuel protégeant les bords, de sorte qu'elles peuvent être démontées et manipulées aisément si nécessaire, pour une exposition par exemple. Leur support permet de les exposer temporairement sans aucune attache directement collée.
L'album original est conservé et inclus dans une boîte avec le nouvel album. Il s'agit d'un choix fort, puisqu'il nécessite de dissocier des éléments d'origine et l'épaisseur de l'ensemble est fortement modifiée. Pourtant il nous semble qu'il s'agit du meilleur compromis qui a été décidé sur propositions avec l'aval de la Bibliothèque de Versailles.
☞ Nous avons fait ce choix car nous savons que tous les éléments de l'album resteront dans la même boîte conservée dans la Bibliothèque de Versailles. En d'autres circonstances, nous n'aurions sans doute pas proposé cette solution pour éviter les risques de séparation de l'album d'origine et des peintures sur moelle, mais il y aurait eu alors un risque de dégradation important des peintures. Dans le cadre d'une collection municipale, il nous a semblé que ce choix serait la meilleure solution de conservation. Dans tous les cas, le montage d'origine a été documenté et sera joint à la boîte pour comprendre l'histoire et l'origine des peintures sur papier de moelle.
ÉTAPES DE MONTAGE
La reliure sans colle choisie est inspirée des reliures à la chinoise. Sans tenter de falsifier une reliure pour faire du soi-disant "authentique", nous avons ainsi souhaité rendre hommage aux origines de ces peintures, un clin d’œil respectant les normes de conservation de neutralité et de respect de l'objet d'origine.
Tous les matériaux sont homologués pour la conservation, c'est-à-dire que les papiers et cartons sont sans acides, de même que les colles employées en dehors des papiers de moelle. Le montage retenu en accord avec la conservatrice Hortense Longequeue est le suivant ;
1. BERCEAU
Les peintures sur papier de moelle ont été remontées individuellement sur un « berceau » constitué de papier permanent (NDLR : pH neutre). Il s’agit d’un support placé sous le papier de moelle. Le contour du support est découpé en créneaux de 5 mm de hauteur, qui sont repliés de sorte à maintenir le papier de moelle comme des « griffes » de papier, sans colle.

La peinture sur moelle est alors maintenue, et on peut la manipuler en déplaçant le papier permanent, sans toucher le papier de moelle, et sans avoir à presser les doigts dans le montage pour le manipuler, puisqu’on peut utiliser les créneaux dépassants pour cet usage. Cependant, ce support reste souple et ne peut se suffire à lui-même. Il faut à présent le fixer sur un support rigide.
Planche n°7 montée en berceau,
F976, Bibliothèque de Versailles
(Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
2. MONTAGE EN PORTEFEUILLE
Maquettes et propositions d'albums de conservation sur le principe des reliures à la chinoise, une sorte de reliure hybride à mi-chemin de la boîte de conservation. (Photo ©Ségolène Girard, Tous droits réservés)
Des cartes bi-face de 650mi (blanc/gris), ont été découpées aux dimensions originales du cahier, de sorte à former un « portefeuille » plié sur le côté court gauche. La fenêtre est découpée dans la partie gauche de cette carte pliée, et la partie droite servira de support au papier de moelle. Ainsi, quand la carte est pliée, on obtient une sorte de passe-partout, la peinture apparaissant dans la fenêtre, et les bords de la fenêtre exerçant une légère pression sur les bords du papier de moelle, tout en surélevant les bords pour éviter l'écrasement.
Tout l’intérêt de ce système, qui va constituer un album de seize « portefeuilles » une fois relié, est de réaliser un montage qui ne nécessitera aucun collage direct des papiers de moelle et donc aucune modification de leur structure pour leur montage. La pression des bords de fenêtre (bien que nécessaire) est minime grâce au montage des peintures, constitué de portefeuilles qui font « tampons » en exerçant une pression douce qui maintient les peintures en place.
Des onglets de papier japonais ont été montés sur les rubans bleus, préalablement consolidés et mis à plat. Les onglets font 4 cm de large et sont placés aux angles, et au centre des bords longs.
Le berceau en papier permanent mentionné plus haut est fixé sur la partie droite du « portefeuille » en carte, côté blanc, à l’aide de coins en toile gommée autocollante. Puis les rubans bleus sont positionnés sur les peintures, cachant les créneaux du berceau en papier permanent. La fermeture de la fenêtre exerce donc une légère pression sur les papiers de moelle, mais avec l’intermédiaire des créneaux qui repoussent légèrement les rubans bleus à la manière d’un ressort.
Le berceau est fixé sur le support à l’aide de coins en toile gommée autocollante. Puis le ruban est monté sur onglets sur le support.
3. RELIURE
Deux cartes découpées sur le principe des passe-partout mais sans fenêtre sont ajoutés à l’album afin de créer des plats et des pages de garde. Les passe-partout sont reliés avec deux rubans placés à 5 cm du dos plié, et sont bloqués avec des barrettes de carte grise (celle utilisée pour les passe-partout qui est plus rigide). Des coutures, inspirées des tranchefiles classiques, sont ajoutées en tête et en queue à 1 cm du bord. Les fenêtres sont collées avec des bandes autocollantes double-face.
Montage inspiré des reliures « à la chinoise ». Le système de pliage évite de casser le dos. Les rubans viennent s’enrouler autour d’une barrette de carte, ils passent par la même fente en entrant et en sortant du pli intérieur d'un montage en portefeuille.
La couvrure est composée d’une carte couleur chamois 350 g/m2. Les rubans de la couture sont passés dans les fentes découpées dans les plats supérieur et inférieur et dans les pages de garde, puis ils sont collés à l’intérieur des pages de garde. Enfin, le rabat de la couvrure est collé sur les plats en carte et maintient les extrémités des rubans en place pour que l’album soit solidaire. Dans le cas où il faudrait démonter l’album, il suffirait de sectionner les rubans pour libérer tous les passe-partout. Le montage est ensuite facilement compréhensible et démontable pour un C-R habilité.
Contrairement à un album relié, il peut y avoir de légers décalages dans la reliure de l’album de conservation. Cela est dû au fait que chaque fenêtre prend en compte les dimensions aléatoires et les bords irréguliers des peintures sur moelle et des rubans, mais cela vient aussi du fait que tous les gestes habituels de la reliure classique ; endossage, arrondissure, tensions fortes sont absolument proscrits dans le cas d’une restauration, d’autant plus dans le cas présent où les papiers de moelle ne peuvent être pressés, manipulés rapidement ou maintenus directement. La reliure vient donc s’adapter aux peintures et non l’inverse.
Dans le cas présent, l’album est suffisamment rigide pour la consultation des papiers de moelle, et pour éviter l’affaissement et la pression dans la boîte de conservation grâce aux rehausses constituées par les fenêtres.
La couvrure (couleur chamois), se rabat à l’intérieur. Une page de garde est prévue pour sécuriser la consultation de la première peinture.
4. BOÎTE
Une boîte de conservation sur mesure avec lutrin intégré a été façonnée par la société Klug. La boîte est en carton cannelé de pH neutre avec rabats renforcés et constitue une barrière filtrante contre la pollution, l’air ambiant et les collections annexes.
Je tiens à remercier une fois de plus le directeur de la Bibliothèque de Versailles, Vincent Haegelé et la conservatrice Hortense Longequeue pour leur confiance. Pour aller plus loin, découvrez l'histoire de ces albums en détails avec des illustrations de la Bnf sur le blog de la Bibliothèque de Versailles (avec un titre clin-d'œil façon osso bucco ! De toute façon, on est dans le thème de la restauration non ?)
WEBOGRAPHIE
Barnott-Clement, R., Chu, C., University of Melbourne https://aiccm.org.au/network-news/layered-decisions-a-pith-painting-treatment/ Rios, M., 2016, ‘Conservation of 15 Chinese pith paintings: an exotic ‘souvenir’ for European travellers’, Royal Museums Greenwich https://www.rmg.co.uk/discover/behind-the-scenes/blog/conservation-15-chinese-pith-paintings
Hasler, E 2015, ‘Conserving Chinese pith paintings’, Kew Royal Botanic Gardens, 21 October, accessed 30 January 2017 https://www.kew.org/read-and-watch/conserving-chinese-pith-paintings
Krüger A., 2019, Paper made from Pith - A Revaluation of Rice Paper in Early Modern China & Europe, Ruprecht Karl Universität Heidelberg, Faculty of Philosophy, Institute of East Asian Art History https://www.academia.edu/42481256/_Paper_made_from_Pith_-_A_Revaluation_of_Rice_Paper_in_Early_Modern_China_and_Europe
BIBLIOGRAPHIE
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Nesbitt, M, Prosser, R & Williams, I 2010, ‘Rice-paper plant- Tetrapanax papyrifer: the gauze of the gods and its products’, Curtis’s Botanical Magazine, vol. 27, no. 1, pp. 71-92.